Depuis quelques années, une réorientation stratégique s’opère sur l’échiquier politique africain, notamment dans la sphère traditionnellement d’influence française. Des pays comme le Mali , le Burkina Faso , le Niger et la République centrafricaine (RCA) se sont ostensiblement tournés vers la Russie , rompant ou distendant leurs liens avec l’ancienne puissance coloniale. Cette évolution, souvent présentée par les dirigeants africains comme un acte de souveraineté et de « non-alignement », révèle, sous l’angle de l’analyse politique, une dynamique bien plus complexe et potentiellement dangereuse pour la gouvernance démocratique et le respect des droits de l’homme sur le continent.La quête de la « liberté d’action » des élites au pouvoirL’analyse de ce rapprochement suggère que l’attrait pour Moscou est moins motivé par un projet de développement alternatif au bénéfice des populations que par un calcul de survie politique des régimes en place.La présence et l’influence historique de la France, bien que parfois évoquées pour leur dimension néocoloniale, s’accompagnaient souvent d’une pression, même relative, sur les questions de gouvernance , de démocratie électorale et de respect des droits humains . Cette « vigilance » française, relayée par d’autres acteurs occidentaux et les institutions internationales, constituait une contrainte pour les dirigeants africains désireux de s’affranchir des limites constitutionnelles et de rester indéfiniment au pouvoir.L’arrivée de la Russie sur le continent, portée par une rhétorique anti-occidentale forte et une doctrine de non-ingérence dans les affaires intérieures des États, offre une alternative sécuritaire et politique sans ce « fardeau » démocratique. Le Kremlin, qui cherche à étendre son influence géostratégique pour défier l’Occident, privilégie une approche pragmatique. Il ne subordonne pas son soutien aux critères de bonne gouvernance ou de respect des libertés publiques.Une alliance au service du maintien au pouvoirLe cœur de cette nouvelle alliance semble être le soutien au régime . La Russie s’est notamment fait connaître en Afrique par le biais d’ entrepreneurs militaires privés (PMC) , comme l’ancien groupe Wagner, qui fournit des services de sécurité et de protection rapprochée des dirigeants, en échange de concessions minières ou de ressources naturelles. Cette méthode est relativement peu coûteuse pour Moscou et offre un déni plausible , tout en garantissant une stabilité de régime que l’Occident, avec ses exigences normatives, refuse d’assurer.Les conséquences sur la scène intérieure sont immédiates. Dans les pays où la France a été évincée au profit de la Russie (souvent des États dirigés par des juntes militaires ), on observe une tendance marquée au durcissement autoritaire .La révision des Constitutions ou la prolongation de facto des transitions pour s’assurer des mandats illimités ou des règnes prolongés devient une option facilitée. L’absence de critiques substantielles de la part de Moscou sur ces dérives renforce la position des dirigeants concernés.Le respect des droits de l’homme et la liberté de la presse sont souvent les premières victimes, l’influence russe s’accompagnant d’une intensification de la désinformation anti-occidentale et d’une répression s’accumule des voix dissidentes. Les rapports d’organisations internationales font d’ailleurs état de multiples violations des droits humains dans les zones d’opérations des mercenaires russes.L’instabilité et la faiblesse de la gouvernance, loin d’être des obstacles, deviennent en fait des catalyseurs de l’engagement russe. C’est dans ce contexte de vulnérabilité que Moscou peut offrir des solutions sécuritaires immédiates, renforçant ainsi ses liens avec des dirigeants accusés et en quête de survie politique.Des intérêts réciproques, mais un grand perdantEn fin de compte, ce rapprochement apparaît comme une transaction d’intérêts :Pour les dirigeants africains concernés : Il s’agit d’une assurance-vie politique, garantissant leur maintien au pouvoir et leur permettant d’échapper à la pression des bailleurs de fonds et des partenaires occidentaux sur les questions de démocratie.Pour la Russie : C’est un moyen d’affirmer sa puissance géopolitique, de déstabiliser les intérêts occidentaux, d’accéder à des ressources naturelles stratégiques et de créer un « ordre international post-libéral » où les questions de droits humains passent au second plan.Le grand perdant de cette nouvelle dynamique est sans conteste la démocratie en Afrique et, plus encore, les peuples africains dont les aspirations à une gouvernance stable, transparente et respectueuse des libertés fondamentales se trouvent de plus en plus compromis. L’échange d’un partenariat contraignant mais normatif (avec la France et l’Occident) contre un soutien militaire « les mains libres » (avec la Russie) risque d’hypothéquer le progrès à long terme du continent.
Jean Pierre Ombolo

